Politique

Conflit sino-soviétique et marxisme

La Croix 26/4/1969

 

Le conflit sino-soviétique est-il aussi profond qu'on le dit ? Peut-il dégénérer en une lutte décisive ? Je voudrais d'abord qu'on écarte un assez vilain réflexe. D'instinct, nous sommes portés, au fond de notre cœur, à souhaiter une conflagration où les deux grands s'épuiseraient l'un l'autre. C'est faire peu cas de la haine en masse, de la souffrance en masse, de la mort en masse qu'engendre toute guerre. Le Biafra et le Vietnam nous en sont pourtant un rappel. Mais aussi, les interrogations que je viens de lancer, certains répondent trop vite.

Certes, les Chinois ont bien des motifs pour haïr l'URSS. Certains griefs sont très anciens : l'immense empire de Sibérie s'est créé en grande partie à leurs dépens. Ils ont évidemment encore moins oublié des faits récents. Quand tous les ambassadeurs d'Occident avait quitté Tchang Kaï-chek au coma de son régime après le départ de l'ambassadeur d'Angleterre, de l'ambassadeur de France, même de l'ambassadeur des États-Unis, l'ambassadeur d'URSS est resté auprès du vaincu pour lui arracher d'ultimes concessions à opposer à ses successeurs. Pourtant, la contradiction entre la Chine se situe sur un plan plus intime, donc plus profond, et c'est là que réside vraiment le conflit : les communistes chinois ont acquis leur victoire par des voies opposées aux Conseils et à la doctrine de Moscou. Leur révolution, à l'encontre de Marx, de Lénine et de Staline, fut l’œuvre des masses rurales et non d'un prolétariat urbain. En résulte une opposition des deux marxismes. Aimé Césaire, dans sa lettre à Maurice Thorez, cite une phrase très révélatrice de Mao Tsé-toung : « L'histoire russe a déterminé un type russe de communisme... L'histoire chinoise déterminera le système communiste chinois. » Cette opposition d'essence entre les deux principaux communismes a été proclamée tout aussi nettement par Lou Ting-yi, à propos du 3e anniversaire du parti communiste chinois : « Le type classique des révolutions dans les pays impérialistes est la Révolution d'octobre, le type classique des révolutions dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, est la révolution chinoise. »

Certes, une telle phrase évoque un partage possible d'influence : mais à travers le monde, c'est un partage d'influence qui se fait mal et se traduit en antagonisme. Or, ce que l'Occident ne voit pas, c'est qu'un tel antagonisme ne trouble pas les hommes formés dans le marxisme. L'un d'entre eux me le rappelait récemment et je ne fais que reprendre son propos. Le conflit leur apparaît condition du progrès. Il est nécessaire pour résoudre la divergence idéologique. Seuls, pensent-ils, la thèse et l'antithèse en s'opposant permettent le franchissement vers la synthèse : le heurt, dont il ne faudrait pas, au surplus, exagérer la gravité, s'il se poursuit et s'affirme provoquera entre les marxismes contradictoires le synthèse d'un marxisme plus près d'être définitif. Quand deux voies s'offrent au communisme, la contestation violente peut seule assurer la marche de l'Histoire. La frontière de Mongolie arbitrera la divergence originelle entre les deux peuples leaders du communisme. En conséquence, cette contestation, même si elle provoque des combats, n'ira jamais jusqu'à offrir un avantage à l'Occident. Jamais dans ce qui est plus, j'ose le dire, une méthode de solution d'un conflit idéologique qu'un démêlé de politique étrangère, ni Soviétiques, ni Chinois n'iront jusqu'à permettre l'intervention ou la présence des Américains. Et n'oublions pas, soit dit en passant, que la tension dialectique peut être rapprochée du rythme du Ying et du Yang, sous-jacents à toutes les philosophies de la Chine... De la triade hégélienne au Tao.

Si l'Occident s'y trompe, il se dressera un piège à lui-même. Une de ses grandes faiblesses semble vraiment de ne pas comprendre ce qu'est l'empreinte marxiste sur les esprits. C'est un drame pour notre avenir que nos hommes politiques ignorent tout  de Marx (même la plupart des socialistes ou soi-disant tels). Ils ne peuvent en conséquence suivre les démarches et des Russes et des Chinois. Bien des contresens, notamment de la diplomatie française, viennent de ce qu'on ne croit pas que, forgée depuis cinquante ans à la forge marxiste, l'URSS n'est plus la Russie (est-ce un symptôme, le fait que le chef de l’État ne l'appelle jamais que de ce second nom ?) et ne le sera plus jamais, même si l'appétit des biens de consommation impose d'apparents, mais occasionnels retours en arrière. Ce serait un de ces contresens que conférer au conflit sino-soviétique – dut-il durer vingt ans et multiplier les batailles – une essence et une nature qu'il ne possède pas.